Raisonnements Circulaires : Retour Nostalgique à Lévy-Bruhl

by Mary Douglas

Sociological Research Online 12(6)12
<http://www.socresonline.org.uk/12/6/12.html>
doi:10.5153/sro.1448

Received: 10 Oct 2006     Accepted: 14 May 2007    Published: 30 Nov 2007


Introduction

Just after the Second World War, Lévy-Bruhl’s reputation was at an all-time low. Radcliffe-Brown had discovered Durkheim and anthropology was on the verge of developing a new branch – social anthropology – which was influenced by the fruitful field studies carried out by Malinowski, Firth, Evans-Pritchard and Meyer Fortes. Evolutionism, as well as what was pejoratively called “conjectural history”, were being vehemently criticised. The most satirical and disdainful writings against speculative reconstructions of human evolution, such as those offered by Frazer, were written by Franz Steiner, who did in fact enjoy a posthumous revival when the theory of evolutionism returned (Steiner, 1999). The works of Lévy-Bruhl did not seem to be compatible with this intellectually stimulating period. His theory of two modes of thought – the one modern and efficient, the other primitive and erroneous – suffered from an additional problem: although the term “prelogical” was considered fairly inconsequential before the Second World War, its use after the holocaust seemed to be steeped in prejudiced and racist overtones. But times have changed and it has become possible to try out a new approach.

My strategy will be to broaden the scope of the problem. We did not know how to discuss mental behaviour without listening to discourse or looking at written texts. If one wants to take two types of logic into consideration, it is therefore necessary to examine the styles of discourse and writing in which they express themselves. True to my education, I believe that the style of discourse, piece of writing or thought refers back to the type of society in which it is practised. We should therefore know who is engaged in such thought, discourse or writing. Following Lévy-Bruhl, I suggest here that there are two distinct modes of thought which can be seen as a contrastive pair and which both use their everyday language and writing, as well as their high rhetoric. I will back up this argument with reference to Aristotle’s Rhetoric, as well as to the work of Auerbach, Bourdieu and Bernstein. The contrast is found between our own form of reasoning, which I will define as “analytical” – a term which regains here what has been called hypothetico-deductive, predicative, rational-instrumental, discursive, etc. – on the one hand, and what has been called primitive, magico-religious, mytho-poetic – which I call here “analogical” – on the other hand. In doing this, I return the question to the heart of the old philosophical debate concerning the relative values of analogical thought and analytical thought.

L’introduction

Juste après la seconde guerre mondiale, la réputation de Lévy-Bruhl était à son plus bas niveau. Radcliffe-Brown avait découvert Durkheim, et l'anthropologie était sur le point de développer une nouvelle branche, appelée anthropologie sociale, sous l'égide des fructueuses études de terrain de Malinowski, Firth, Evans-Pritchard et Meyer Fortes. On désapprouvait de la façon la plus décisive l'évolutionnisme et ce que l'on appelait péjorativement l' ‘histoire conjecturale’. L'écrit le plus satirique et méprisant à l'encontre des reconstructions spéculatives de l'évolution humaine, par exemple celles de Frazer, est venu sous la plume de Franz Steiner qui, avec le retour de l'évolutionnisme, connaît lui-même un renouveau posthume (Steiner, 1999). Les travaux de Lévy-Bruhl ne paraissaient pas compatibles avec cette période intellectuellement stimulante. Sa thèse sur les deux sortes de pensée, l'une moderne et efficace, l'autre primitive et erronée, souffrait d'un inconvénient supplémentaire : le terme ‘prélogique’, anodin avant la seconde guerre mondiale, apparaissait désormais pétri de préjugés et de racisme après l'holocauste. Mais les temps ont changé et il est devenu possible de tenter une nouvelle approche.

Ma stratégie consistera à élargir le problème. On ne saurait parler de comportement mental sans entendre des discours ni voir des écrits. Si l'on veut prendre en considération deux sortes de logique, il faut donc examiner les styles de discours et d'écrits dans lesquels elles s'expriment. Fidèle à ma formation, je pense que le style de discours, d'écrit et de pensée renvoie au type de société dans laquelle il est pratiqué. Il convient par conséquent de savoir qui se livre à telle pensée, tel discours, tel écrit. En suivant Lévy-Bruhl, j'ai l'intention d'avancer qu'il y a deux modes distincts de pensée qui constituent une paire contrastée et possèdent l'un et l'autre leur langage et leurs écrits quotidiens, tout comme leur haute rhétorique. J'étayerai cet argument en me référant, au-delà de la Rhétorique d'Aristote, aux travaux d'Auerbach, de Bourdieu et de Bernstein. Le contraste se situe entre notre propre forme de logique, que je définirai comme ‘analytique’  terme qui recouvre ce qu'on a appelé hypothético-déductif, prédicatif, rationnel-instrumental, discursif, etc., d'une part, et ce qu'on a appelé primitif, magico-religieux, mytho-poétique  et que je prends la liberté d'intituler ‘analogique’, d'autre part. Ce faisant, je replace la question au cœur du vieux débat philosophique concernant les valeurs relatives de la pensée analogique et de la pensée analytique.

La pensée analogique

1.1 Primo, le mode de pensée analogique trace des parallèles et repose sur la similarité. Secundo, il rattache la partie au tout. La narration d'un mythe, par exemple, forme un tout dont la structure interne est constituée de contrastes. Peu importe quelles sont les paires d'opposition dans la structure de la narration (chaud/froid, haut/bas, humain/animal) du moment que l'énonciation en fait des ensembles plausibles de contrastes au sein d'un tout. Tertio, bien que les membres d'une paire soient des pôles opposés, ils ne sont pas symétriques. La mythologie en est l'exemple princeps. Quand les mythes utilisent des structures binaires, les membres d'une paire sont marqués par l'asymétrie (Jakobson, 1990a). L'un est plus fort que l'autre : l'un est masculin, l'autre féminin ; ou l'un est vieux, l'autre est jeune. Ou encore, sur le plan spatial, l'un est au-dessus, l'autre au-dessous ; l'un est à droite, l'autre à gauche. Jakobson et Pomarska (1980)[1] ont montré que la tendance à la polarisation asymétrique était un principe organisateur fondamental enraciné dans notre constitution mentale. Cette tendance est responsable de la grammaire et du langage, comme de la structure du mythe, de la poésie et du folklore.

1.2 Nous sommes tous enclins à penser par paires d'opposition et nous ne donnons pas une valeur équivalente à chacun des membres desdites paires. Même le contraste entre analogique et analytique que nous étudions, a souffert de cette tendance à considérer l'un comme fort et l'autre comme faible. Pour servir de toile de fond à Lévy-Bruhl, souvenons-nous de la manière dont Cassirer a polarisé ce qu'il appelait « deux modes entièrement différents de pensée – la logique discursive et l'imagination créatrice ». En traçant ce contraste entre analytique et analogique, Cassirer, comme la plupart des philosophes de sa génération, acceptait de dévaloriser fortement la pensée analogique. Tous, et Cassirer avec eux, pensaient que dans les temps anciens la culture avait enchaîné l'esprit humain et que toute l'histoire de la culture consistait, comme il le disait « dans le processus d'autolibération progressive de l'homme » (Cassirer, 1944 : 228), par quoi il entendait que l'homme se libérait de la main morte de l'analogie. Seuls les surréalistes se sont élevés contre cette tendance ; comme les autres ils voyaient des paires, en ont choisi une, ont réduit l'autre à l'état de poussière, mais celle qu'ils préféraient était l'analogie (Breton, 1949(1968) : 7).

1.3 Les historiens de l'Antiquité donnent différents noms à la pensée analogique : magico-religieuse, présentationnelle, primitive, mythique, mystique. Il est extraordinaire que nous soyons persuadés qu'elle est plus primitive, inférieure et vouée à être dépassée par la logique analytique, plus puissante. Ce qui pose une question élémentaire : si elle est tellement inefficace, pourquoi les gens parlent-ils, écrivent-ils et, selon toute vraisemblance, pensent-ils par analogie ? Dans une perspective darwinienne, la réponse devrait être que la pensée analogique aurait permis la survie à une étape précoce de notre évolution, mais qu'elle aurait été dépassée ultérieurement. Mais le modèle évolutionniste ici est suspect, puisqu'il existe toujours une tendance universelle à établir des pôles inégaux. Dans la paire d'opposition analogique/analytique, faut-il vraiment classer l'analogique comme inférieur ? A-t-il vraiment été présent avant l'analytique, et utile jusqu'à son dépassement par quelque chose de mieux ?

Aristote

2.1 Avant de répondre à cette question, nous envisagerons d'autres instances où se manifeste la polarisation asymétrique des styles littéraires. Pour Aristote, il y avait deux styles d'écriture. Le premier, qu'il considérait comme le plus ancien et sur le point d'être démodé à son époque, qu'il appelait le style courant, ou lâche, ou aligné (lexis eiromene / ). Selon lui, il est mal défini et manque de structure, l'articulation entre les éléments est lâche, les phrases n'ont ni le commencement ni la fin qu'exige leur structuration, il semble qu'il n'y ait ni argument ni clôture. Il considérait ce style comme inférieur au périodique (lexis katestrammene en periodois / qu'il estimait plus satisfaisant pour le lecteur et, d'une façon générale, plus achevé. Dans le style périodique, la phrase se termine nettement, elle est bien définie, la fin est déterminée par sa structure et le lecteur ou l'auditeur peut reconnaître que la composition est sur le point de conclure (Rhétorique 3, E).

2.2 Aristote a clairement et abondamment montré que de ces deux styles, le périodique était supérieur. Mais il laisse entendre que le choix de l'un ou de l'autre dépendait de la préférence de l'auteur, comme s'il s'agissait d'une simple question de mode. Et pourtant il attribue comme une trace d'archaïsme au style aligné : il appartient au passé, il a été supplanté, il est plus primitif en ce sens qu'il est plus simple à écrire mais plus difficile à comprendre, et qu'il est en fin de compte moins plaisant. Rien dans sa description ne laisse entendre qu'il est fondé sur des lignes d'analogies, mais à quoi d'autre un style « aligné » pourrait être aligné ? Il ne s'intéresse pas non plus à la manière dont la différence des deux styles est advenue. Pour lui, le style aligné était un style d'écriture, une question de technique et non un style de pensée. Il donne néanmoins l'impression qu'il n'y a guère de pensée derrière et il n'est pas surprenant que ce style ait été surpassé par une forme littéraire plus policée et plus puissante.

Parataxique et syntaxique

3.1 En critique littéraire le mot «parataxique » renvoie à une forme d'écrits qui consiste en listes ou en propositions placées côte à côte, non reliées par des particules indiquant leurs relations de coordination ou de subordination. Les phrases ne sont pas rattachées par « pourquoi », « mais », « donc » ou « en dépit de », elles sont simplement introduites par « et ». La description par Aristote du style courant fait beaucoup penser au style parataxique. Il contraste avec le style syntaxique qui, comme son nom l'indique, utilise la syntaxe pour mettre en forme une composition. Dans son étude de la littérature occidentale, Erich Auerbach (1953)[2] rend compte des deux styles. Leur conférer une valeur égale ne lui convient guère et il illustre la tendance à la polarisation asymétrique par sa préférence pour le style syntaxique.

3.2 Lorsqu'il traite du style parataxique comme d'une preuve de bas niveau de développement intellectuel, il commet le même délit que ce dont Lévy-Bruhl a été accusé. Auerbach ne se gêne pas pour dire que le style d'écriture parataxique va de pair avec un raisonnement moins développé, alors que le style syntaxique « facilite étonnamment le raisonnement sur les faits ». Pour lui, le style parataxique suppose un fond culturel intimement partagé ; il requiert un contexte social sûr et fixe. Il note qu'un tel texte peut être très lacunaire puisque ce qui est assuré pour le lecteur ou l'auditeur n'a pas besoin d'être dit. Mais lorsque, du fait des nombreux bouleversements politiques, la certitude et la familiarité se perdent, le style parataxique tend à être remplacé par des distinctions grammaticales plus élaborées. « L'outil de la connexion syntaxique atteint alors des sommets de subtilité, d'exactitude et de diversité » à l'âge d'or de Rome (op. cit. : 89). Un commentaire juste serait que cette typologie binaire serait meilleure si Auerbach y avait ajouté au moins un troisième style, transitionnel. Pour illustrer sa pensée, il compare le style d'Homère et celui de la Bible. Celui d'Homère est extrêmement riche en connections syntaxiques, et de ce fait, cohérent. Il dit de la conversation entre Hector et Achille :

« Quelque plein de colère ou de rage que soit le discours, il n'y manque jamais les particules qui expriment les connexions logiques et grammaticales, et elles sont toujours à la bonne place […] un nombre important de conjonctions, d'adverbes, de particules et d'autres outils syntaxiques sont clairement circonscrits et finement différenciés selon le sens pour définir les personnes, les choses et les portions d'incidents les uns par rapport aux autres, en même temps qu'ils les conduisent ensemble en une articulation continuelle et toujours flexible ; […] jamais une forme ne reste fragmentaire ou à demi éclairée, jamais une lacune, jamais un manque, jamais une allusion à des profondeurs insondées. » (ibidem : 6-7).
Ce qui implique que tout écrit dont la syntaxe est insuffisante manque de cohérence et que la seule syntaxe qu'Auerbach connaisse est celle qu'il a décrite.

3.3 Comme exemple frappant de l'autre membre du binôme, il choisit la Bible et l'histoire du sacrifice d'Abraham (Genèse 22 : 1-19). Là, dit-il, l'histoire se déroule en « quelques phrases indépendantes dont la connexion syntaxique est d'un genre rudimentaire » (ibidem : 9). Les événements succèdent les uns aux autres, les personnes agissent, mais leurs émotions ne sont jamais exprimées. Auerbach reconnaît volontiers au style de la Bible son côté vivant, la tension, l'excitation et l'autorité, mais il remarque qu'il n'offre jamais d'explication. Le problème est que, si l'histoire biblique est faible du point de vue syntaxique, elle atteint à une magnifique cohérence. La faille dans la comparaison d'Auerbach est qu'il ne peut expliquer comment, avec de faibles connexions syntaxiques, l'histoire, dans la Genèse, du sacrifice avorté d'Isaac parvient à être cohérente et à avoir de puissants effets. Pourquoi nous émeut-elle tant ? Une réponse rapide est qu'elle est organisée par une syntaxe d'un type différent. Elle a une cohérence parce qu'elle est soumise au parallélisme, forme littéraire archaïque qui est ici proposée comme étant le grand style propre à la pensée analogique. Il convient de s'arrêter un peu sur le parallélisme, parce que le fait de ne pas le reconnaître est aussi répandu que la tendance à dévaloriser la pensée analogique. L'un comme l'autre font partie du problème des deux mentalités de Lévy-Bruhl : notre propre mode de penser, de parler et d'écrire est hautement estimé, alors que cet autre pôle, apparié au nôtre, est dénigré.

Parallélisme

4.1 Roman Jakobson décrivait le parallélisme en littérature comme « un système de correspondances solides dans la composition et l'ordre des éléments à plusieurs niveaux ». Il a été identifié dès le XVIIIe siècle dans la Bible (Lowth, 1784). Jakobson l'a repéré dans la littérature de l'aire ouralo-atlantique et bien au-delà (Jakobson, 1990b : 103). De fait, le parallélisme est très répandu. James Fox (1971 ; 1974 ; 1975 ; 1988)[3] l'a retrouvé dans la plupart des collections de textes des Rotinese de l'Indonésie centrale, des Célèbes, de Hawaï, des îles d'Indonésie orientale et de Papouasie. La description la plus complète est celle du mode de penser de la Chine ancienne (appelé corrélationnel). Granet dans son analyse de 1934, l'a identifié et toute une série de chercheurs l'ont étudié depuis (Henderson, 1984; Schwartz, 1985; Graham, 1986; Hall & Ames, 1987). De même, la tradition vietnamienne de poésie parallèle, de semblables traditions dans les littératures birmane et thai fournissent la preuve que le parallélisme a été pratiqué dans le monde entier. Le parallélisme remonte à la préhistoire, comme en témoignent les textes d'anciens hymnes zoroastriens datant du XIIe au Xe siècle avant notre ère (Schwartz, 1991).

4.2 Il est inutile de préciser que le parallélisme se fonde essentiellement sur l'analogie. Deux phrases, deux paragraphes ou deux histoires sont construits en parallèle de sorte que l'un est structuralement en position d'équivalence avec l'autre. Leur correspondance est analogique. Il y a toujours des clefs verbales qui permettent de reconnaître la paire. Parfois les unités sont placées en lignes parallèles, comme dans les vers rimés se terminant par A, B, C, suivis des mêmes pour les trois lignes suivantes, ce qui donne ABC, ABC. La seconde série prend le premier ensemble de thèmes dans le même ordre, leur donnant à chacun une autre perspective, de sorte que la composition se développe par transformation d'un même matériau initial. Une véritable composition en anneau, en tant qu'elle est distincte d'un modèle inclusif ou enveloppant, est extrêmement structurée : au milieu, la ligne des thèmes se retourne et, pas à pas, la séquence originelle est retracée en sens inverse (ABC, CBA), se terminant donc par là où elle avait commencé : par A (Niles, 1979 : 924-935).

4.3 Une structure en anneau répète le thème de la paire initiale au milieu et à la fin. Cela a pour effet de diviser la composition en deux moitiés marquées chacune par des correspondances avec l'autre. Généralement la première moitié expose le problème qui culmine en une sorte de crise au tournant du milieu, et sur le chemin du retour les tensions initiales sont heureusement résolues l'une après l'autre.

4.4 Pour être quelque peu mécanique une composition en anneau n'en est pas moins potentiellement très satisfaisante sur le plan littéraire et, tout comme la forme du sonnet, assez compliquée. Mais elle est simple aussi dans le sens où elle est tout entière contenue dans deux lignes d'analogies appariées en une séquence stricte. Selon certaines conventions la longueur des passages qui construisent l'anneau est mesurée avec précision, si bien que le milieu se trouve exactement au milieu et les quarts exactement aux quatre points (Behl & Weightman, 2000). Mais la convention de la rhétorique sémitique fait de la recherche du point médian une question de jugement. Si l'oreille est accoutumée à ce genre de construction, on s'attend à ce que le commencement annonce de manière vigoureuse de quoi il va s'agir dans le poème ou dans l'histoire. Le thème sera développé par étapes, ABCDE. À un certain moment, quand on s'apercevra que la première phrase, ou davantage, a été clairement répétée, on saura que l'on a atteint le milieu, donc le point de retour.

4.5 Dans le cas de Nombres, les chapitres 16 et 17 confirment l'autorité donnée par Dieu à Moïse dans la première section (chapitres 1-4) et ils reprennent le thème initial du danger mortel qu'il y a à s'approcher du tabernacle. Après quoi on entend la deuxième section jusqu'au bout, ici la section 8, faire écho presque mot pour mot aux lois de la section 6. Puis la troisième, la section 9, jusqu'au bout répète, en les transformant, les scènes de la section 5. Le peuple d'Israël est dans le désert, et dans les deux sections, il se plaint du dur voyage qu'il a à accomplir, il souhaite retourner en Égypte où il jouissait de fruits et de légumes délicieux ; la deuxième fois, Dieu est plus miséricordieux à l'endroit de son ingratitude. Et ainsi de suite, jusqu'à revenir au début. Après le récit de tout le voyage, on a l'arrivée triomphale aux bords du Jourdain, un nouveau recensement et la distribution de terres aux douze tribus qui avaient été dénombrées au début.

4.6 On comprend que la forme rhétorique en anneau n'ait pas été appréciée partout à sa juste valeur. Les spécialistes anglo-saxons de la Bible qui s'attendent à une progression linéaire, considèrent le texte en anneau comme un vrai bric-à-brac truffé d'omissions, de répétitions, de sauts, et ils regrettent l'absence de suite. Ils ne voient pas qu'il exige une lecture synoptique. Lire un sonnet suppose que, au fur et à mesure qu'il se déploie, on ait à l'esprit le tout du modèle qui englobe les mètres et les rimes. De même, si on lit Nombres comme un anneau, du début, en passant par le développement, à la fin qui rejoint le début, le sens ressort des correspondances. Comme on pouvait le prévoir, lu de cette manière, c'est-à-dire selon la direction qui a présidé à sa composition, avec l'accent porté sur le milieu, le sens est différent d'une lecture linéaire dont l'apogée se situe à la fin.

Genèse : Le sacrifice d'Abraham

5.1 Retournons maintenant à la comparaison entre Homère et la Bible proposée par Auerbach. Il choisit l'histoire du sacrifice d'Abraham comme exemple de style parataxique, soi-disant dénué de syntaxe. Il est ébloui par le pouvoir et l'autorité qui s'en dégagent. Mais il ne mentionne jamais la construction en anneau serré qui la contient[4].

5.2 L'histoire est coupée en deux au milieu par les mots : « Abraham, me voici ! », répétés aux versets 1 et 11. Une fois l'histoire divisée de cette manière, on voit nettement que la première section de séries de versets (2-10) est placée en opposition à la section correspondante dans la seconde série (12-18), située après le tournant marqué par les mots-clés.

5.3 Les versets 7-8 forment un petit cercle entouré par les mots « Ils s'en allèrent ensemble », suggérant la confiance affectueuse qui lie le père et le fils, et par les mots d'Abraham « Me voici, mon fils », parallèles au dialogue d'Abraham avec Dieu. Le cercle père/fils intérieur lui-même est rendu particulièrement significatif par son analogie avec le dialogue entre Dieu et Abraham, chacun commençant par les mots « Me voici ! ». De plus le cercle intérieur marque la division centrale et est associée à la découverte par Abraham du bélier dans le fourré. Il y a également des références croisées et de plus petites divisions chiasmatiques à l'intérieur du grand chiasme. Par exemple, la seconde section, versets 11 à 16, commence et finit par l'appel de Dieu, si bien qu'elle est incluse dans la première section.


5.4 Comment Auerbach a-t-il pu prendre une structure aussi complexe pour la donner comme exemple du style parataxique supposé être simple, primitif et intellectuellement inadapté ? Comment expliquer que ce chercheur, si sensible et si capable, soit passé totalement à côté de la structure d'un texte qu'il admirait ? Contrairement à ce qu'il pense, elle est pleine d'artifices. C'est une histoire brève mais très répétitive. Il est curieux qu'il ne dise rien des répétitions. Il n'a pas non plus remarqué la structure en anneau qui donne sa cohérence à la narration. L'autorité de la rhétorique ancienne provient de sa construction analogique. À la place de notre syntaxe normale, la construction de correspondances offre la connectivité, lie la narration, souligne le sens et commande l'attention. C'est une forme de syntaxe archaïque.

5.5 Étant donné l'extension dans le temps et dans l'espace du parallélisme, on peut s'étonner, avec Jacobson, qu'il ait été si longtemps méconnu. Le nombre des répétitions qui caractérise le style est nécessaire pour marquer la structure. Les versets sont arrangés de manière à se correspondre, faisant écho aux mots et aux thèmes, tout comme les rimes et les structures métriques en poésie. Pour permettre la reconnaissance, le parallélisme insert des correspondances évidentes entre les versets appariés ; ce ne sont pas simplement des ressemblances sémantiques : ce sont des signaux verbaux. Le parallélisme signale donc la correspondance entre les versets de part et d'autre du modèle par des répétitions verbales, ce que déteste le style syntaxique.

5.6 Le très estimé spécialiste danois de la Bible, Martin Noth, lorsqu'il condamnait le Livre des Nombres, pourtant fort structuré, pour son absence de structure, ne faisait que suivre l'idée de Wellhausen selon laquelle Nombres était le débarras de la Bible à cause de ses répétitions et de ses ellipses. Paul Deussen, spécialiste du sanscrit, écarta toutes les répétions et digressions de son édition du Vedanta (Deussen, 1912 : 197) en 1883, entendant par ces mutilations atteindre à son essence véritable. On s'attache aujourd'hui à sauver les parallélismes de Pindare de malentendus de ce genre (Bundy, 1985 : 94 ; Most, 1985).

5.7 Les raisons pour lesquelles la structure rhétorique est négligée ont, à mes yeux, partie liée avec la théorie de Jakobson selon laquelle un biais est rivé dans notre cerveau qui conduit à des constructions bipolaires asymétriques. Quand un commentateur reconnaît deux formes de pensée, de discours ou d'écrit, il donne une valeur supérieure à son propre style et a tendance à abaisser la seconde. Aristote l'a fait ; Auerbach l'a fait. Ce qui tend à prouver que dévaluer le style analogique de nos jours n'est pas une question de mode localisée. Cela nous ramène à la question de l'efficacité rationnelle.

5.8 Est-ce que les peuples qui pensaient en cercles analogiques faisaient quoi que ce soit de mal ? Lévy-Bruhl le pensait et il cherchait à expliquer comment ils pouvaient rester aussi loin de la réalité telle qu'il l'entendait ; pourquoi leur pensée était-elle si primitive, si peu scientifique, si superstitieuse ? Cependant ses critiques font observer que si ce que l'on appelle l'appareil primitif avait été à ce point grossier et inadapté, il n'aurait pas survécu. Or ces peuples fabriquaient des bateaux, naviguaient, chassaient, construisaient des maisons, faisaient la guerre, pratiquaient l'horticulture. Ils savaient ce qu'ils savaient et vivaient de leur savoir. Cela pose la question suivante, qui eût choqué Lévy-Bruhl : pourquoi a-t-on confiance dans le savoir qu'on possède, pourquoi chacun d'entre nous possède-t-il cette confiance ?

L'indétermination

6.1 Du temps de Lévy-Bruhl il était impossible d'imaginer d'autres moyens rationnels de présenter le monde. L'accès à la réalité ne consistait en rien d'autre que la fourniture correcte de la preuve. Mais aujourd'hui les philosophes pragmatiques ont conscience de la gravité des problèmes d'interprétation. Les faits en tant que tels n'excluent jamais définitivement la diversité des lectures. Les faits sont indéterminés. Notre confiance en la certitude a été brisée par les philosophes et les mathématiciens. Il existe de puissants indices de l'indétermination du savoir. Même la similarité est construite (Goodman, 1972; 1972; 1951). En mathématiques, les preuves complètes sont impossibles, l'inférence statistique est ouverte, la théorie des jeux n'offre aucun résultat déterminé, toutes les théories sont minées par les faits. Nous sommes entrés dans une ère de scepticisme. Une fois acceptée l'instabilité inhérente aux concepts, la question de Lévy-Bruhl cherchant à comprendre pourquoi les autres peuples croient à leurs idées bizarres doit être étendue à notre croyance « normale ». Cette question ne doit plus être posée à partir d'une position supérieure à l'égard du faible pouvoir de raisonnement de ces autres plongés dans les ténèbres de l'ignorance, elle doit l'être à propos de notre propre manière de raisonner. Il faut se demander comment une idée, quelle qu'elle soit, parvient à s'enraciner.

6.2 Voilà qui a des effets secondaires intéressants sur les thèses de Lévy-Bruhl. L'indétermination devient politiquement incorrecte sous l'aiguillon du mot « prélogique ». En tant que terme technique le préfixe « pré » suppose une condition préalable fonctionnelle. L'analogie est une condition préalable au discours logique, puisque les opérations logiques ne peuvent commencer qu'une fois les éléments d'un syllogisme réunis en un ensemble de termes similaires. En ce sens l'analogie est une condition préalable de la logique prédicative et, de ce fait, elle est authentiquement prélogique. C'est un premier pas dans l'inférence scientifique, soit bien davantage qu'un premier pas dans la créativité scientifique, ainsi que l'a parfaitement démontré Mary Hesse (1974). Une fois admis que prélogique signifie fonctionnellement antérieur, le mot peut être utilisé de manière neutre.

6.3 L'indétermination inhérente aux faits entre en conflit avec le besoin collectif d'établir tant soit peu fermement un savoir de base, sans quoi les membres d'une communauté ne sauraient exiger des autres le sens des responsabilités. Pas de société sans une base minimum de savoir. Être en désaccord sur les faits menace la communauté. Compte tenu de l'indétermination qui leur est inhérente, aucune conclusion sur laquelle tout le monde se mettrait d'accord n'émergera jamais des faits eux-mêmes. Les gens qui appartiennent à une communauté intime et stable ont tout intérêt à établir une base de savoir partagée s'ils veulent pouvoir vivre ensemble en paix.

Comment le savoir s'enracine-t-il?

7.1 Avoir affaire à des étrangers est un problème facile à résoudre sans qu'il soit nécessaire de réorganiser la base du savoir local : on peut utiliser la force brutale, instaurer une autorité centrale ou, plus simplement, fermer le groupe social : rejeter les étrangers, les traiter de barbares, les éjecter des assemblées, refuser les mariages mixtes… ; toutes les techniques d'exclusion sont des stratégies de défense de concepts précaires. Ce n'est pas très compliqué. Il est plus difficile d'enraciner suffisamment de savoir pour que la communauté soit viable.

7.2 Cela se fait grâce à l'insertion de concepts dans les choses matérielles. Durant les cinquante dernières années, les anthropologues, français surtout, ont fourni des descriptions du processus. Leurs travaux de terrain montrent comment les catégories du monde s'établissent grâce à leur insertion dans la vie quotidienne. Cette tradition de recherche fournit une vision dynamique et interactive de la relation entre savoir et attitude : la pratique justifie les analogies et le savoir justifie l'action, les individus peuvent être blâmés s'ils n'agissent pas de manière conforme, la société devient possible. Cela justifie la théorie de Wittgenstein selon laquelle la pratique vient avant la théorie (Bloor, 2001 : 96-106).

7.3 À ma connaissance, le meilleur exemple de la façon dont la pensée analogique s'inscrit au fin fond de l'individu est le texte de Pierre Bourdieu expliquant comment le « sens pratique » étaye la cosmologie des Kabyles berbérophones (Bourdieu, 1980). Ce sens est fermement amarré par la manière dont sa structure analogique projette l'organisation de leurs vies dans le cosmos. Ces paysans du Maghreb ont incorporé les catégories les plus importantes de leur savoir dans leurs routines quotidiennes. Ils divisent l'année en deux pôles, l'un froid et humide, l'autre chaud et sec. Ils projettent la division sexuelle du travail sur les saisons. Le calendrier, le travail et le genre, combinés dans le temps et dans l'espace, constituent la matrice de toutes leurs relations entre eux et avec les objets. Lumière et obscurité, humide et sec, chaud et froid, est et ouest, été/hiver, dehors/dedans, masculin/féminin, le schéma des contrastes construit tout : l'espace de la maison, tous les commencements et toutes les fins, la vie et la mort. De telles structures protègent les catégories de l'univers de tout questionnement. Si par hasard quelqu'un était pris de doute, la preuve lui viendrait du monde physique : la rotation diurne, le cycle des saisons, les deux mains du corps humain. Bourdieu montre comment chaque catégorie intellectuelle est incorporée dans une expérience physique, toute catégorie singulière soutient le reste et toutes ensembles elles constituent un cadre solide pour la pensée, auquel il est impossible de résister. Pas totalement toutefois : il faut aussi des pénalités pour ceux qui attaquent ou menacent le système des catégories.

Tabou

8.1 Le tabou est avant tout une technique permettant de conserver la manière dont le monde a été conceptualisé. Lévy-Bruhl a essayé de comprendre chaque tabou séparément, alors que l'on sait aujourd'hui que les tabous doivent être envisagés comme un système structuré confortant le sens pratique. Valerio Valeri (1999), ayant fait une synthèse de la recherche sur le tabou, il l'expliquait comme un ensemble de règles destinées à conférer une présence physique, visible, aux catégories de savoir, et à les protéger en cas d'attaque.

8.2 Les Huaulu de Seram, dans les Moluques, maintiennent leur savoir grâce à des châtiments institutionnalisés contre ceux qui transgressent les frontières des catégories. La cosmologie de ces gens qui vivent dans la forêt équatoriale est dominée par l'idée de la cruauté de la forêt et du comportement agressif des choses vivantes. Ils protègent certaines catégories cruciales des faits de la vie par des séparations physiques (règles interdisant de transgresser les espaces et les temps) et d'autres, par des barrières verbales (règles interdisant certains mots). Leurs pensées concernant chaque espèce animale et végétale sont régulées, les interactions sont minutieusement contrôlées, chaque type se voit allouer un espace, un temps, un rang dans lesquels il est à l'abri. Ces chasseurs forestiers ne projettent pas leur univers sur le cycle des saisons, leurs vies ne sont pas dominées par des changements saisonniers majeurs. Ils concentrent leur attention sur la distinction entre les différentes espèces vivantes, qui culmine dans la distinction entre humains et animaux. Les tabous sont une sorte de non-pratique, des hiatus qui assurent le respect des catégories de base. Ne pas manger certaines espèces est commandé par le respect. Les tabous verbaux sont incorporés négativement : c'est par respect qu'ils s'abstiennent de dire des choses insultantes sur des êtres vivants[5]. Ils pensent qu'il arrivera des malheurs s'ils sont durs à l'égard d'un chien.

8.3 Bien que le contenu des règles soit différent, tant les Berbères que les Huaulu offrent des exemples de pensée analogique. Le système de pensée analogique confère un ordre rationnel au monde de l'expérience et, en même temps, les résultats pragmatiques du monde de l'expérience dotent le système de pensée de crédibilité. Ces deux exemples nous permettent de nous faire une idée des conditions qui favorisent l'ancrage d'un système cosmique d'analogies dans la vie pratique. Une société relativement fermée dans laquelle les activités et les croyances sont communes, mais où le lien social est fragile, les frictions internes sont lourdes de risques. Une telle société ne saurait survivre à un désaccord sur les faits. Elle ne peut reconnaître l'indétermination. Le plus important pour établir une ferme base de savoir est que suffisamment de gens veuillent la survie de la société, de sorte que l'intérêt individuel réside dans l'acceptation de la vérité des analogies dominantes.

L'enracinement du discours

9.1 On peut dédaigner ces formes de pensée, en se disant qu'elles concernent les primitifs et n'ont rien à voir avec nous. Or il y a des ressemblances entre bien des modèles de pensée analogique repérés par l'anthropologie et le modèle sociologique de Basil Bernstein. Ce dernier a trouvé deux sortes de pensée/discours dans deux populations vivant côte à côte à Londres. Il n'a pas écrit qu'elles utilisaient deux langages ou deux logiques, il a employé le terme « code du discours ». L'un est celui des classes laborieuses, qui correspond à la logique du concret, à savoir une forme de discours recourant à l'analogie, enraciné dans la pratique et semblable au langage de la familiarité chez Bourdieu. L'autre est celui des classes moyennes qu'il compare au langage abstrait de la logique analytique. Il a appelé « restreint » le premier, car ce genre de discours est plein de hiatus, il ne dit jamais ce que l'on peut se passer de dire : ce qui va de soi n'a pas besoin d'être formulé. C'est littéralement une forme restreinte de discours dans la mesure où la communication verbale est complétée par des références non verbales au contexte, aux objets et aux routines de la vie quotidienne. Il est souvent oblique, use de formules, fabrique des proverbes.
« Un code restreint est généré par une forme de relation sociale fondée sur une série d'identifications que les gens ont conscience de partager étroitement. Un code élaboré est généré par une forme de relation sociale qui ne présuppose pas le partage conscient de telles identifications, si bien que beaucoup moins de choses sont considérées comme allant de soi. » (Bernstein, 1971 : 108).

9.2 Le code restreint du discours dépend d'un système bien défini de rôles familiaux, qu'il a appelé « positionnel » :

« Dans ce type de famille, … les processus de jugement et de prise de décision seraient fonction du statut de ses membres plutôt que des qualités de l'individu. Il y aurait une ségrégation des rôles et une division formelle des responsabilités selon l'âge, le sexe et le statut des relations d'âge. » (Ibidem : 154).

9.3 Quand tout est fixé en fonction du sexe et de l'âge, rien n'est négociable : l'heure à laquelle les enfants doivent aller au lit est établie selon leur âge, et les travaux ménagers selon le sexe. Les mêmes principes sociaux organisent l'accès aux différents espaces dans la maison : sièges, places à table, chambres à coucher, etc. La structure des rôles englobe le discours en espaces, temps et objets matériels reconnus. Bernstein a trouvé qu'on riait plus et que l'on se taquinait davantage dans les familles positionnelles.

9.4 Le discours est formé par une logique concrète, mais pas celle des saisons comme chez les Berbères, ni celle des espèces vivantes comme chez les Huaulu. Il est fondé sur des relations sociales systématiquement organisées. La famille positionnelle est autoritaire, sexuée et générationnelle. Quand un enfant demande « pourquoi ? », la mère répond « Parce que c'est comme ça ». Sur le plan linguistique, leur discours « se distingue par le faible recours aux adjectifs, aux adjectifs peu communs, par des formes verbales assez simples et un faible taux de subordonnées… le contenu du discours a tendance à être descriptif et narratif, et cela est dû à la faible proportion de subordonnées. » (Ibidem : 109).

9.5 En d'autres termes, il est syntaxiquement simple. Il y a une autre contrainte. Ce qui est intéressant, c'est que cette logique, nécessairement, ne fournit aucun moyen à l'autoréflexion. Ses locuteurs sont dans l'incapacité de décrire leurs sentiments les plus intimes. Bourdieu avait noté l'absence de réflexivité dans le langage familier des Berbères. Mais ce n'est pas le code discursif qui entraîne cette absence de réflexivité, ce sont les intentions mêmes du locuteur. On peut supposer que le genre de société intime que chacun cherche à préserver serait mis en danger si les individus fouillaient trop profondément dans le cœur des autres. De plus, quand les rôles et les statuts sont alloués en fonction de principes généraux, il n'y a aucun avantage à apprendre à exprimer ses émotions. Posséder ce genre de savoir n'aurait aucun sens. Auerbach (op. cit. : 11-12) remarquait que dans la Bible la psychologie des êtres humains est implicite et mystérieuse. Comme pour les autres exemples de pensée analogique, il est typique du style parataxique de ne pas fouiller dans la psychologie et de ne pas dire ce qui n'a pas absolument besoin d'être dit. Cela n'est pas dû à la puissance du code[6], mais au modèle social dans lequel il est utilisé.

9.6 Comment cela s'explique-t-il ? Pourquoi faut-il que deux couches de la société anglaise possèdent deux sortes de discours et deux sortes d'organisation sociale ? Est-ce dû à des différences d'éducation ? Bien que les données essentielles de Bernstein proviennent de deux populations appartenant à des classes différentes, sa théorie des codes du discours est censée transcender la structure de classe. Au fond, ce n'est pas une théorie de la manière dont parlent les classes inférieures, ni de la manière dont parlent les gens qui ont bénéficié d'une vaste éducation. C'est une théorie de la manière dont les gens parlent dans un contexte fermé. La différence est entre les sociétés qui peuvent raisonnablement espérer améliorer leur statut et celles qui croient qu'elles plafonnent une fois pour toute. On trouve le code restreint dans toutes les sociétés où les frontières et le plafond sont fixés. Personne ne sort, personne ne vient de l'extérieur. On a moins besoin de demander des services spécifiques quand la plupart des tâches sont normativement réparties tout au long du jour. Le mari fait remarquer que le soir tombe très vite maintenant, et c'est un signal pour la femme qui sait que, à 5 heures de l'après-midi, elle doit faire le thé : elle se lève donc et met en route la bouilloire.

9.7 La classe moyenne promeut ses ambitions sociales en enseignant aux enfants à articuler pleinement et précisément. Un enfant de la classe moyenne peut tout obtenir par la négociation : l'heure d'aller au lit, la nourriture, l'espace, le jeu. Il n'y a pas de positions fixes. Le comportement des enfants est contrôlé par l'appel aux sentiments auxquels on les a habitués à être très sensibles. Bernstein a appelé le mode de contrôle typique de ces familles « personnel » par opposition à « positionnnel ». Les enfants doivent s'attendre à rencontrer des étrangers et à s'exprimer dans une forme de discours décontextualisé, abstrait, dont le sens se différencie par la grammaire et la syntaxe. Il est autoréflexif et le vocabulaire de l'expérience psychologique est étendu. « Il montre les possibilités inhérentes à une hiérarchie conceptuelle complexe dans l'organisation de l'expérience. » (Bernstein, op. cit. : 133). Il est évident que le code élaboré du discours est mieux adapté à l'apprentissage scolaire. Les enfants provenant de familles « positionnelles », qui n'ont pas appris à négocier leurs rôles ou à décrire leurs sentiments, sont désavantagés. Leurs professeurs issus des classes moyennes attribuent inévitablement leurs faibles performances à un bas Q.I.

9.8 Classer le code restreint du côté des formes de discours analogique est un saut hardi qui laisse à penser qu'il correspond au style magico-religieux si souvent décrit, mais jamais syntaxiquement analysé. Bernstein dit qu'il est pauvre en connexions syntaxiques et qu'il n'encourage pas la curiosité. Il ne dit rien de l'analogie, mais elle est sous-entendue dans sa remarque sur le contenu qu'il dit descriptif et narratif. Qu'est-ce qui peut bien faire que les narrations se suivent l'une l'autre, sinon le sentiment que les situations sont similaires ? Les travaux de Marcel Detienne (1967) montrant comment les réformes des hoplites à Athènes ont transformé le style de discours magico-religieux des citoyens grecs, concordent avec la proposition de Bernstein selon laquelle la fermeture ou l'ouverture du système social est le facteur majeur du développement des styles de discours et de pensée. De même, il est tentant de traiter le code élaboré des classes moyennes londoniennes comme correspondant à ce que Detienne appelle un style de dialogue plus ouvert et propice au questionnement. Les possibilités du style limitent les possibilités de penser, et vice-versa. Les possibilités de choisir une typologie correcte à des fins de comparaison sont limitées par les pensées formulées antérieurement sur ce corpus. Seules de nouvelles recherches, plus systématiquement comparatives, pourraient justifier de classer comme analogique le discours magico-religieux des Grecs et le code restreint des Londoniens.

Syntaxe

10.1 Voilà pour le langage parlé et pour les raisons qui veulent qu'il y ait deux manières de penser, que j'appelle analogique et analytique. On peut voir aussi pourquoi l'analogique est plus ancien et plus répandu que l'analytique, lequel est une réponse au défi posé par la diversification des populations et l'abaissement des frontières des communautés. On remarquera en outre que l'analogique n'est pas la variété basse du style analytique, mais que son apparition correspond à des circonstances très différentes. Ainsi, allons-nous passer de la variété basse du style à la variété haute de chacune des formes de discours. On peut poser deux affirmations : l'une que si la pensée analogique possède une variété haute de style (mais il est possible qu'elle n'en ait pas), elle tendrait à développer un système plus élaboré d'analogies ; l'autre que la variété haute du style analytique, lequel est déjà syntaxique, aurait une syntaxe encore plus riche. Car il est peu probable qu'une syntaxe élaborée émerge du jour au lendemain dans une population qui n'est pas habituée à en user dans son parler ordinaire.

10.2 Si l'on examine la simplicité, la force et la régularité des constructions en anneau, on n'est plus tenté de penser l'analogie comme la variété basse du style analytique, celui-ci lié aux classes supérieures, éduquées, élitistes et efficaces et celui-là aux classes inférieures inadaptées, antiques et primitives. Chaque forme de logique a ses propres variétés haute et basse de style et ses propres règles syntaxiques. La pensée analytique possède plusieurs formes de variétés hautes de style, dont la plus condensée et puissante est le langage de la science. La pensée analogique possède, elle aussi, n'en doutons pas, plusieurs variétés hautes de style, dont l'une est une forme élégante et puissante, le parallélisme, qui est fondé sur le positionnement des analogies.

Deux logiques : l'une incarnée et l'autre, désincarnée

11.1 Pierre Bourdieu a déplacé le débat scientifique sur l'analogie en le situant dans le discours quotidien. Si l'on ajoute à cela les données de Bernstein, on accordera que le langage familier des Berbères ressemble beaucoup au code restreint et au style parataxique. La logique de la pratique[7] ne s'intéresse qu'à des cas particuliers et à des questions pratiques. Bien que Bourdieu pense que cette logique est aveugle sur sa propre vérité, qu'elle est transparente, dénuée de généralisations s'interposant entre la pratique elle-même et sa compréhension, sa réflexion ne porte que sur la manière dont elle est utilisée. Elle ne rend pas compte des limites imposées à la pensée par l'analogie. Les pensées abstraites pour lesquelles a été inventé le style logique pourraient exister dans le langage de la familiarité, mais le contexte de la familiarité l'interdit. Auerbach aussi a dit que le style parataxique ne dit pas les choses qui n'ont pas besoin d'être dites, tout comme dans l'analyse de Bernstein, le discours dépend du contexte tacite de ce qui va de soi. L'idée de deux sortes de pensée est indissolublement liée à celle de deux sortes de sociétés.

11.2 Peut-on ranger tous les langages de la familiarité sous une seule rubrique ? Peut-on affirmer qu'ils fonctionnent tous avec des analogies construites par paires antagonistes ? Peut-on affirmer qu'une élaboration syntaxique serait redondante à cause de la reconnaissance immédiate du modèle ? La position qui rend mieux compte de ces distinctions serait d'admettre qu'il ne s'agit pas de deux langues : linguistiquement l'analogique et l'analytique peuvent opérer à l'intérieur d'une même langue. La grande différence c'est que les langages de la familiarité ne sont pas développés en vue de définitions formelles et d'inférences syllogistiques. On peut passer du style analogique au style analytique, mais cela subvertit le sens. Le sens de la pratique peut être compris par la pratique elle-même. Comme Bourdieu le note, « il laisse non dit ce qui va sans dire » (op. cit. : 91).

Conclusion

12.1 L'objet de cet article n'est pas d'expliciter la nature de l'analogie, ni même de la défendre contre ses détracteurs victimes de biais culturels. Ce n'est plus nécessaire, car la puissance de la pensée analogique qui sous-tend la science est désormais démontrée, et elle jouit d'une estime de bon aloi dans les études informatiques (Keane, 1991 ; Holyoak & Thagard, 1996). Mon but est d'expliquer pourquoi auparavant on a dénigré la pensée analogique et de mettre en garde les chercheurs contemporains qui continuent à railler Lévy-Bruhl pour avoir introduit l'idée de sortes de logique. On pourrait maintenir qu'il posait les bonnes questions, mais le temps n'était pas venu de donner les bonnes réponses. Maintenant qu'on rejette l'impérialisme, on est capable d'analyser les idées impérialistes et l'on peut espérer qu'un jour les situations sociales pourront être classées et reconnues comme des sources appropriées de manières de parler et d'écrire.

12.2 La logique analytique est bonne pour analyser, focaliser, séparer. Décontextualisée, bourrée de syntaxe verbale, poussant au débat, il lui faut en fin de compte se confronter à l'indétermination. La pensée analogique peut s'emparer d'un concept pour le faire entrer dans tout un schéma d'analogies emboîtées. Elle permet à certaines expériences de rester inexprimées. Elle atteint directement les émotions, même quand elle ne les verbalise pas. Elle vaut mieux que la pensée analytique pour enraciner les catégories dans des activités et des objets concrets. Elle permet la plaisanterie, elle apprécie tout particulièrement les jeux de mots, le plaisir de sentir le cerveau trouver une rime intelligente ou le rapprochement inattendu de deux choses disparates.

12.3 Vu le nombre de témoignages de l'existence de deux sortes de pensée, il semble quasiment impossible de reprocher à Lévy-Bruhl le contraste qu'il proposait entre logique et prélogique. On peut conclure en disant que l'analogique a été à l'analytique ce que la main gauche est à la droite, le féminin au masculin, le clair de lune à la lumière du soleil et célébrer donc leur complémentarité.


Notes

1Cf. p. 94 et 95 de l'édition anglaise pour l'influence de Troubetskoy sur Jakobson. Cette vision des choses a été popularisée en anthropologie par le débat sur l'analogie mené par Lévi-Strauss dans La pensée sauvage (Plon, Paris, 1962), ouvrage auquel cet article doit beaucoup.

2Auerbach se plaint de ce que le latin littéraire de Grégoire de Toursest est « imparfaitement équipé pour organiser les faits ; dès qu'un ensemble d'événements cesse d'être très simple, il n'est plus en mesure de les présenter comme un tout cohérent. Son langage organise mal ou pas du tout. » (p. 90).

3Armstrong D. & van Schooneveld C.H. (eds), Roman Jakobson : Echoes of his Scholarship, Peter de Ridder Press, Lisse, 1977.

4La construction circulaire du chapitre 22 de la Genèse a souvent été analysée : WENHAM, 1994 : 100-101 ; SKA, 1988 : 324-339 ; WEINFELD, 1997 : 142-143.

5La correction politique qui a valu à Lévy-Bruhl les attaques dont il a été l'objet, devrait nous permettre de comprendre cette forme de sensibilité entraînant des tabous.

6Je remercie David Bloor de m'avoir fait remarquer qu'il était peu logique de soutenir que l'absence de subtilité psychologique provenait du code, et non l'inverse.

7NdlEd : Le sens pratique de P. Bourdieu a été traduit en anglais sous le titre The Logic of Practice.


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