La Distinction Indifférente

by Christian Papilloud
University of Bielefeled

Sociological Research Online 12(6)14
<http://www.socresonline.org.uk/12/6/14.html>
doi:10.5153/sro.1603

Received: 13 Oct 2006     Accepted: 20 Jul 2007    Published: 30 Nov 2007


Abstract

The concept of distinction is central to the German reception of Pierre Bourdieu’s work. The specific translations of the main terms which are linked directly to the concept of distinction, namely the body (‘Leib’) and the agent (‘Akteur’), as well as the translation of the concept of distinction itself (‘Unterscheid’), lead to a reconsideration of their meanings in Bourdieu’s original French works. The analysis has been carried out with reference to physical suffering and shows that – contrary to what the German semantics of ‘distinction’ suggests – Bourdieu’s distinction does not incorporate its own differentiation. The concept reflects the privileged status granted to a description and explanation of social practices which build on a strong principle of relation. However, the concept has a disadvantage in that it does not give consideration to the phenomena of deconstruction which refer to differentiations of distinctive logics which can appear in the context of physical suffering.

L’abstrait

Le concept de distinction est au cœur de la réception allemande des travaux de Pierre Bourdieu. La traduction particulière des termes principaux qui s'y lient directement, à savoir le corps (Leib) et l'agent (Akteur), et la traduction du concept de distinction lui-même (Unterschied) pousse à revenir sur leur signification dans l'œuvre originale du sociologue français. L'analyse est menée à travers le prisme de la souffrance physique. Elle indique que contrairement à ce que la sémantique allemande de la distinction suggère, la distinction de Bourdieu n'intègre pas sa propre différenciation. Le concept reflète le privilège accordé à une description et à une explication des pratiques sociales misant sur un principe fort de relation. Or, il a le désavantage de ne pas considérer les phénomènes de déstructuration renvoyant à des différenciations de logiques distinctives qui peuvent apparaître en contexte de souffrance physique.


Keywords: Bourdieu, Distinction, Relation, Pratique, Souffrance Physique, Violence Symbolique

Introduction

1.1 L’œuvre de Pierre Bourdieu[1] prend appui sur l’analyse de la structuration de l’espace sociale en France[2]. Les résultats empiriques tirés de ses enquêtes de terrain s’ancrent dans une logique du changement social fondée sur les pratiques de distinction. Nous existons et notre existence a de la valeur parce que nous sommes distincts les uns des autres au sens fort d’être inégaux. Or cette inégalité au principe de la confrontation et de l’affirmation asymétrique des identités et des différences individuelles et sociales est pour ainsi dire chevillée au corps. Le corps physique est codé, symbolisé, socialisé. Les rituels variés de l’éducation parentale, scolaire, religieuse, professionnelle[3] le rappellent quotidiennement de multiples manières. Ils étendent le spectre de la distinction à l’ensemble des dimensions de l’espace social, si bien que pour Bourdieu, « la distinction est partout » (Bourdieu 1998b : 26 ; 1994 : 28). Le concept revient au cœur de la réception allemande des travaux de l’auteur[4] qui s’y focalise[5].

1.2 Certes, les sociologues allemands sont attentifs comme leurs collègues français à ce qu’ils considèrent être une nouvelle sociologie de l’inégalité sociale (p.ex. Schwingel, 1993; également Frerichs, Steinrücke, 1993). On s’exprime donc de part et d’autre du Rhin en termes similaires quant à l’intérêt du cadre théorique de Bourdieu pour l’analyse des structures sociales (cf. p.ex. Krais 1983 : 199-220). Or, l’examen des rapports de force au sein de l’espace social par exemple[6], de ses champs et sous-champs, de ses systèmes de classements[7] ne met qu’aujourd’hui à l’avant-plan une lecture de l’œuvre politique de Bourdieu qui débute dans les années 1990[8]. Jusqu’alors, on s’était attaché en priorité aux biens symboliques et esthétiques (cf. Gebauer, Wulf, 1993), au style de vie (Froehlich, Moerth, 1994), à l’habitus (Bohn, 1991). On se soucie de clarifier pour le public allemand l’appareil conceptuel minimal permettant à Bourdieu de décrire et analyser les pratiques de distinction (cf. Müller, 1986 : 163-190). En même temps, et à l’instar de Axel Honneth par exemple, les sociologues allemands retrouvent ainsi chez Bourdieu l’expression de l’héritage de Max Weber et de Georg Simmel[9], voire même quelque proximité à Niklas Luhmann[10]. Cette différence de culture sociologique ajoute au pittoresque d’une riche réception qui n’a pas eu d’effets perturbateurs connus, à une exception près.

1.3 Si Français et Allemands considèrent le concept de distinction comme un principe asymétrique de différenciation d’identités et d’identification des différences, il n’est en revanche pas certain que l’on parle de chaque côté du Rhin des mêmes identités et des mêmes différences, que l’on se réfère à la même sémantique de la distinction. Il y a d’abord un problème de traduction littérale. En effet, certains concepts de Bourdieu ne sont pas traduisibles mot à mot du français en allemand. Bien souvent, les équivalents fonctionnels proposés cadrent mal avec les termes de Bourdieu. Les traductions des mots « agent » et « corps » présentent deux exemples typiques de ce phénomène. La langue allemande doit donner à ces concepts un sens opposé à celui que Bourdieu leur assigne pour pouvoir rendre intelligible en allemand le concept du sociologue français. Ce faisant, elle attribue malencontreusement à l’agent et au corps une malléabilité, une ouverture à la différenciation de leur structure. Plutôt que de considérer ce hiatus culturel comme une erreur, nous montrons qu’il permet de dé-coder le concept « français » de distinction en révélant l’une de ses failles, à savoir son caractère non modifiable. La distinction que l’allemand différencie en disant Unterschied rappelle en négatif que la distinction ne se différencie pas en français. Ceci rend attentif à la difficulté que Bourdieu éprouve à décrire des phénomènes de déstructurations susceptibles de mettre à l’épreuve les structures de l’habitus. C’est notamment le cas des déstructurations liées à la violence physique dont Bourdieu parle peu pour privilégier la logique de la violence symbolique.

Distorsions de l’agentique

2.1 Bourdieu caractérise l’individualité à l’aide du concept d’« agent ». Il ne renvoie pas directement à la « personne » ou à l’« individu », mais au « corps socialisé » qui « ne s’oppose pas à la société : il est une de ses formes d’existence » (Bourdieu, 1993 : 28 ; 1984 : 29). L’agent est un construit, une ‘image’ de l’individu fondé dans la différence : « En fait, l’idée centrale, c’est que, exister dans un espace, être un point, un individu dans un espace, c’est différer, être différent ; or, selon la formule de Benveniste parlant du langage, ‘être distinctif, être significatif, c’est la même chose’. Significatif s’opposant à insignifiant, aux différents sens. Plus précisément [...], une différence, une propriété distinctive [...], ne devient une différence visible, perceptible, non indifférente, socialement pertinente, que si elle est perçue par quelqu’un qui est capable de faire la différence – parce que, étant inscrit dans l’espace en question, il n’est pas indifférent et qu’il est doté de catégories de perception, de schèmes classificatoires, d’un goût, qui lui permettent de faire des différences, de discerner, de distinguer [...] » (Bourdieu, 1998b : 22 ; 1994 : 24). Le concept d’agent permet donc à Bourdieu de concevoir l’individualité de chaque personne comme une relation entre identité et différence. De façon correspondante, la construction du concept d’agent tient ensemble les trois concepts de disposition, position sociale et prise de position qui s’imbriquent l’un dans l’autre (cf. Bourdieu, 1998b : 17 ; 1994 : 19-20).

2.2 L’agent est choisi par Bourdieu au détriment du concept d’acteur. Pour Bourdieu, dire « acteur » c’est penser l’individu sans les déterminations sociales qui le structurent, ce qui n’a pas de sens. L’agent est agi, alors que l’acteur agit. En effet, nous sommes tous déjà impliqués dans le social que nous construisons et qui construit notre présence au monde. Or, voilà qu’en allemand, le concept d’agent est systématiquement traduit par « Akteur ». Le mot allemand « Agent » existe bien ; mais il à l’inconvénient d’évoquer spontanément l’« espion », le Geheimagent. Krais aura été la première à présenter ce problème dans toute son ampleur : « Bourdieu s’est exprimé à plusieurs reprises contre le concept d’‘acteur’, qui signifie en français comédien, tout comme il s’est exprimé contre le concept de ‘sujet social’ qui lui semble trop lié à la philosophie du sujet contre laquelle il s’est clairement exprimé. En revanche, ‘agent’ possède un large spectre de significations : il a d’abord le sens de celui qui agit, mais il y a également l’agent au sens où l’on utilisait à l’époque les expressions ‘agents de commerce’ ou ‘agents secrets’, par conséquent les personnes au service d’une organisation ou d’un pouvoir (étranger). [...] en allemand, nous n’avons pas de mot pour exprimer quelque chose de comparable au concept d’‘agent’ et à ses contextes sémantiques associés » (Krais, 2002 : 84, note 2). Autrement dit, en traduisant l’agent de Bourdieu par l’allemand « Akteur », on permet au lecteur allemand de comprendre ce que Bourdieu veut dire, mais on fait dire à l’auteur exactement l’opposé de ce qu’il dit en français.

2.3 Il en va de même à propos du concept « corps », le marqueur identitaire des agents. Krais nous dit : « [...] Bourdieu ne reprend explicitement pas la distinction entre le corps [Körper ; CP] et le corps propre [Leib ; CP] ; il utilise l’expression française corps, que l’on peut traduire en allemand à l’aide du mot Körper » (Krais, 2002 : 84, note 3). Remarquons pourtant qu’il y a une certaine cohérence dans le privilège accordé au Leib sur le Körper. En effet, Körper renvoie à la matière corporelle biologique et physique, Leib en revanche à l’éprouvé corporel. L’esprit semble donc plus proche de la conception bourdieusienne du corps, mais la lettre trahit : dire Leib plutôt que Körper, c’est risquer de réduire la sociologie du corps, et au-delà les considérations de Bourdieu sur la violence symbolique, à une phénoménologie de l’expérience sensible[11]. En disant corps, Bourdieu ne parle pas d’expérience intérieure au sujet relative à la manière dont il se représente et s’approprie son corps (comme pouvait encore le faire Merleau-Ponty p.ex. ; cf. Merleau-Ponty, 1945), mais sur la façon dont nos dispositions corporelles sont structurées par et structurante pour les positions sociales et les prises de position des habitus. Ce privilège porté au corps plutôt qu’à l’éprouvé corporel revient d’ailleurs au centre du concept de hexis que Bourdieu définit comme « le sens que l’on a, comme on dit, de sa propre valeur sociale » (Bourdieu, 1998a : 739 ; 1979 : 552). Il en va de manière analogue avec le concept de distinction. Il est traduit habituellement par « Unterschied », un mot qui évoque les idées de différence et de différenciation sociale plus que celle de divergence. Pourtant, le substantif allemand « Distinktion » existe bel et bien, qui dénote l’asymétrie des pratiques sociales articulant identités et différences[12].

2.4 Il est possible de considérer ces trois exemples comme de simples erreurs de traduction (Krais n’est pas loin de le suggérer, p.ex. pour le mot « corps »). Mais la systématicité de la traduction nous fait abandonner cette hypothèse. Il nous reste l’argument de l’incompatiblité culturelle des langages scientifiques. A un certain niveau de complexité théorique, il ne serait plus possible de se comprendre, il n’y aurait plus rien de comparable ni de transmissible. Pourtant, lorsque l’on dit « Akteur » et « Leib », c’est justement pour réduire cette complexité dans le but de la transmettre et de la rendre aussi compréhensible que possible en allemand. L’argument tombe donc à sont tour. Il reste donc la question de la problématisation de ce déplacement de la sémantique de la distinction opérée par la traduction allemande des concepts d’agent et de corps. Revenons à l’infrastructure sensible de la distinction de Bourdieu, le corps et ses déterminations.

Le corps symbolisé

3.1 Les éléments de distinction, de notre façon de faire la différence apparaissent lorsque nous objectivons des goûts (quand nous faisons part de nos préférences, que nous les partageons avec autrui) ou lorsque nous subjectivons des goûts existants (lorsque nous nous approprions des paroles, des idées, des postures ou des comportements par curiosité, par intérêt ou par nécessité) : « Les sujets sociaux comprennent le monde social qui les comprend. Cela signifie qu’on ne peut, pour les caractériser, s’en tenir aux propriétés matérielles qui, à commencer par le corps [Leib ; CP], se laissent dénombrer et mesurer comme n’importe quel autre objet du monde physique. En effet, il n’est aucune de ces propriétés, s’agirait-il de la taille ou du volume du corps ou de la surface des propriétés foncières ou immobilières qui, perçues et appréciées, par références à d’autres propriétés de la même classe, par des agents [Akteuren ; CP] armés de schèmes de perception et d’appréciation socialement constitués, ne fonctionnent comme des propriétés symboliques » (Bourdieu, 1998a : 752; en fr., 1979 : 562). De manière générale, ce mécanisme renvoie à la dialectique de la distinction/prétention : en nous différenciant, nous reconduisons le principe de la différence à la base de notre existence, nous prétendons à l’aventure et à la carrière sociales. Tel est le style de vie moderne.

3.2 Selon Bourdieu, la modernité se caractérise par un développement de la société basé sur les luttes pour la reconnaissance de son existence (au sens fort de présence) sociale. Il ne suffit pas d’être différent pour exister en société. Il faut encore revendiquer cette différence pour exercer son pouvoir de différenciation effectif. Jusqu’au XIX°s., on existe socialement, et par conséquent on pratique la distinction, en jouant avant tout sur les marqueurs physiques (essentiellement spatiaux) de la présence sociale. La loi du plus fort est la façon la plus efficace d’obtenir ce que l’on désire. Elle garantit également l’esprit de communauté et la régulation de la vie sociale par identification des frontières socioculturelles aux frontières spatiales. La différence entre « nous » et les « autres » s’interprète avant tout comme une différence entre la ville et la campagne, le centre et la périphérie, le bouge et le château que l’on retrouve de nous jours encore dans les contes pour enfants (p.ex. les fables de Jean de la Fontaine) ou les bandes dessinées (p.ex. Astérix et Obélix).

3.3 Les transformations sociales, politiques et économiques à l’ère de la modernité renversent cette tendance. La distance entre la ville et le village s’interprète désormais dans les termes de la distance sociale entre les paysans, les ouvriers et les bourgeois : « C’est leur position présente et passée dans la structure sociale que les individus entendus comme personnes physiques transportent avec eux, en tout temps et en tout lieu, sous la forme des habitus qu’ils portent comme des habits et qui, comme les habits, font le moine, c’est-à-dire la personne sociale, avec toutes ses dispositions qui sont autant de marques de la position sociale, donc de la distance sociale entre les positions objectives, c’est-à-dire entre les personnes sociales conjoncturellement rapprochées [dans l’espace physique] » (Bourdieu, 1972 : 184). La force physique est impuissante à remplir à elle seule les exigences de la production industrielle sans l’aide de machines toujours plus performantes. Elle ne permet plus d’avoir pour être. Elle se trouve désormais reléguée au fond de l’échelle des valeurs sociales, le plus souvent associées à la violence, à la brutalité, à l’absence de goût ou d’intelligence. De manière correspondante, on investit dans la capacité d’abstraction (p.ex. dans la formation scolaire et professionnelle), l’institution scolaire et l’inégalité devant l’école devenant l’enjeu majeur et la porte d’entrée dans la société moderne qui accorde ou refuse ses droits à l’existence sociale.

3.4 L’un des effets de l’explosion du marché scolaire aura été la disciplinarisation du corps par la pédagogie pratiquée à l’école. Elle doit inculquer la valorisation des principes de l’excellence scolaire (la culture, l’aisance oratoire ou scripturale, etc.) et le refoulement correspondant de tout ce qui sent trop le corps dont l’institution scolaire fait la condition de la performance socio-scolaire : « [...] le sport contre la culture, c’est affirmer, dans le monde scolaire même, l’existence d’une hiérarchie irréductible à la hiérarchie proprement scolaire qui privilégie le second terme de ces oppositions » (Bourdieu, 1998a: 162 ; 1979 : 102). Ce que Boudieu dit de l’ascèse du gymnaste peut être repris sur un mode analogique à propos de l’ascèse aux études : « ‘il faut souffrir pour être belle’ » (Bourdieu, 1998a: 578 ; 1979 : 426), quitte pour cela à faire l’expérience de sa propre déstructuration corporelle, une manière négative de légitimer le principe de sélection sociale qui fait l’autorité du système scolaire.

3.5 L’école sacre la domination unilatérale du symbolique sur le physique et l’évacuation du corps aux marges de la société moderne. Le capital de la fragilité et de la sensualité physique tombe sous le monopole économique de la mode, de la couture ou du commerce érotique. La force et la violence physique devient un monopole d’Etat, qui le redistribue aux groupes bureaucratiques spécialisés que sont la police ou l’armée (cf. Bourdieu, Wacquant, Farage, 1994: 4 et sqq.). Autrement dit, les idées de force et de souffrance physiques ne sont plus que les expressions de distinctions archaïques qui survivent à la périphérie du codage symbolique du pouvoir et de la violence : « Les relations de pouvoir les plus brutales sont toujours simultanément des relations symboliques » (ibid.: 12 ; cf. également Bourdieu, 1998a: 100 et sqq. ; 1979 : 56 et sqq.).

Différence et distinction

4.1 Le problème de la souffrance sociale change dans son expression. Les pratiques de distinction répondent désormais de la logique de nos rapports sociaux, d’une logique symbolique comme Bourdieu la nomme. La tâche du sociologue est de décrire cette logique pour comprendre comment la société fondée sur ces pratiques de distinction devient possible. Ceci revient à interpréter les liens qui groupent ces pratiques ensemble : « un jugement classificatoire tel que ‘c’est petit bourgeois’ présuppose que en tant qu’agents sociaux, nous sommes capables de percevoir la relation entre des pratiques, des représentations et des positions dans l’espace social (comme lorsque nous devinons la position sociale d’une personne à son accent) » (Bourdieu, 1989 : 19). Le réel est relationnel, et le relationnel est la seule réalité, le seul fait susceptible de garantir à la sociologie sa scientificité et sa puissance explicative.

4.2 Admettons que l’enjeu des pratiques de distinction change de nature ; il n’est plus physique mais symbolique et il suppose un codage correspondant du physique par le symbolique. Il faut alors également admettre que non seulement les manifestations de la différence changent, mais que son pouvoir à se légitimer comme différence opérante, structurante, est remis en cause. D’ailleurs, Bourdieu l’admet implicitement. En passant du physique au symbolique, on voit en effet que la distinction sur le mode physique ne structure les pratiques sociales plus que marginalement. Elles se déterminent désormais les unes par rapports autres en vertu de leur signification socioculturelle, si et seulement si la différence vaut symboliquement et comme différence qui vaut symboliquement. Ce n’est plus le corps « brut », l’apparence, la peau qui comptent, mais le corps « relationnel ».

4.3 La traduction allemand du mot « corps » par Leib a l’avantage de rendre explicite ce que Bourdieu admet implicitement. Il évoque non seulement le codage symbolique du matériau sensible des habitus et transcrit ainsi la question du corps dans les termes de la perception de son corps et de celui d’autrui. Il accentue encore l’impact croissant du symbolique sur les mécanismes de la re-production des pratiques sociales. Or, si ces modifications successives renvoient par homologie à la restructuration des pratiques de distinction, elle suppose également, effet de balancier de l’homologie, la restructuration du concept de distinction qui doit intégrer ces différences de structuration et de couplage/découplage des pratiques sociales.

4.4 C’est ce que la traduction allemande de « distinction » par « Unterschied » suggère. L’allemand propose ici une variante souple du concept de Bourdieu en lui affectant d’emblée un champ sémantique large. En disant « Unterschied », la distinction de Bourdieu renvoie non seulement aux rapports de force, aux mécanismes dialectiques asymétriques qui structurent l’explication du social par champs et sous-champs de luttes, bref à la divergence verticale, mais également, et même surtout à la différence sans divergences verticales, voire sans divergences du tout. Or, en revenant sur le texte français, on ne trouve pas trace de cette différenciation de la distinction. Bourdieu souligne la perte croissante de légitimité et de légitimation des distinctions par corps, mais il n’en tire aucune conclusion ni pour son concept de distinction, ni pour sa conception de l’évolution et de la reproduction des pratiques sociales.

4.5 Aussi, la distinction laisse-t-elle de côté les pratiques de distinction qui ne se légitiment pas par la raison pratique, les modes rationnalisés de ses propres arts de vivre. On perd ainsi la trace de tout un espace d’expressions et d’inventions de nouvelles différences/logiques de différenciation. On ne parvient dès lors pas à évaluer si et comment ces autres pratiques de distinctions concurrencent ou non les logiques de la distinction physique et de la distinction/prétention. Curieusement, la littérature allemande qui assume cette intuition au niveau des mots mêmes dans lesquels elle pense (avec) Bourdieu n’en parle pas. Plus surprenant peut-être : ce type de problème émerge lorsque l’on compare les discours de Bourdieu et de Wacquant sur la souffrance physique dont ils auront désigné, souvent ensemble, l’espace de réflexion au cœur des pratiques sportives et plus généralement des rapports aux corps.

Souffrire pour s’en sortir

5.1 Bourdieu parle peu de la souffrance physique. La thématique se réduit presque essentiellement au discours sur la disciplinarisation de son propre corps, l’« ascèse physique » dont l’exemple par excellence est la gymnastique, « une sorte d’entraînement (askesis) pour l’entraînement » (Bourdieu, 1998a: 340 ; 1979 : 235-236). L’exercice est au principe même de la culture physique (Leibeserziehung ; Bourdieu, 1993 : 173 ; 1984 : 181) dont Bourdieu met en évidence les variations selon les époques et les milieux sociaux[13]. C’est ainsi que derrière la physis se révèle le socius, les cultures du physique, la manière dont on élève son corps, dont on pratique une pédagogie du corps (Körper-Pädagogik ; ibid.), pratiques classées et de classification qui renvoient aux principes sociaux à l’origine de la mise en valeur de son identité et de la légitimation de sa différence[14]. Il en découle une série de correspondances où s’associent diversification des sports, diversité des pratiques de ces sports, rapports des acteurs sociaux à eux-mêmes (ici, en particulier le rapport à leur corps et à celui des autres). Elles révèlent les enjeux liés au sport, à la différenciation des disciplines sportives et à leur définition qui se lient aux enjeux plus généraux des groupes sociaux et des sociétés où l’on met en avant le sport comme moyen de sélection sociale et de domination visant à légitimer l’ordre établit. Le problème de la souffrance physique n’échappe pas à cette règle. Il s’agit d’un critère supplémentaire de distinction, une différence inscrite sur ou dans le corps susceptible de déclencher la logique adaptative/assimilative de l’habitus. On retrouve dans le corps meurtri le corps habituel dont les automatismes nous surprennent d’autant plus qu’ils ont été plus complètement incorporés (Bourdieu, 1993: 183 et sqq.; cf. également Bourdieu, 1998a: 333-339 ; 346). Les travaux de Loïc Wacquant à propos de l’univers pugilistique viennent pourtant nuancer ce raisonnement[15].

5.2 En analysant la pratique de la boxe, Wacquant insiste sur les modifications du rapport au corps qu’elle induit, autant de transformations légitimées par la passion la souffrance (au sens grec du terme pathos), c’est-à-dire par l’accueil de la souffrance pour composer avec elle et tâcher de lui résister sur un autre mode que la seule endurance : « Apprendre à boxer, c’est insensiblement modifier son schéma corporel, son rapport au corps et l’usage que l’on en a habituellement de façon à intérioriser une série de dispositions inséparablement mentales et physiques qui, à la longue, font du corps une machine à donner et à recevoir des coups de poing, mais une machine intelligente, créatrice et capable de s’autoréguler tout en innovant à l’intérieur d’un registre fixe et relativement limité de mouvements en fonction de l’adversaire et du moment. L’imbrication mutuelle des dispositions corporelles et des dispositions mentales atteint un tel degré que même la volonté, le moral, la détermination, la concentration, le contrôle des émotions se muent en autant de réflexes chevillés au corps » (Wacquant, 1989: 55).

5.3 Wacquant montre que le boxeur ne subit pas seulement un entraînement destiné à lui inculquer le sens de la souffrance physique. Il s’agit également, et peut-être surtout, de retrouver, de réinventer un rapport à ce que devient son propre corps sous l’impact de la souffrance physique, un corps déformé par l’exercice musculaire aussi bien que par les coups d’autrui qu’il s’agit, si possible, d’éviter plutôt que d’encaisser. Cette capacité à (se) socialiser (à) la souffrance physique est la garantie même de l’excellence pugilistique et la porte ouverte sur une carrière possible dans ce monde sportif : « […] la boxe est quelque chose d’autre et de plus que la violence » (Wacquant, 1995: 527, note 25). Le boxeur souffre physiquement pour s’en sortir socialement.

Dé-codage du symbolique

6.1 Le propos de Wacquant va donc bien dans le sens de celui de Bourdieu lorsqu’il parle de la signification sociale que le corps porte d’emblée. Lorsqu’on est boxeur, que l’on existe en recevant des coups ou en étant mis KO sur un ring, on souffre moins de la violence physique du coup que de la violence sociale de ce qu’il représente en terme de reconnaissance de son statut de dominé/d’exclu. L’explication suit le schéma unilatéral de la violence symbolique et, en général, du marquage social du corps au principe de la régulation des distinctions par corps, de la force et de la violence physiques. Mais Wacquant ne s’arrête pas là.

6.2 En décrivant la pratique de la boxe, il porte l’attention sur le mouvement de retour, à savoir la régulation physique de la distinction par le social. L’entraînement que le boxeur subit implique des différences qui vont non seulement se marquer dans la chair, mais qui vont également perturber le codage symbolique du physique, le langage social du corps que l’habitus exprime : « Une fois sur le ring, c’est le corps qui comprend et apprend, qui trie et emmagasine l’information, trouve la bonne réponse » (Wacquant, 1989 : 56). Certes, comme on s’en aperçoit à la fin de cette citation, il faut bien parler de nuance plutôt que de différence entre Wacquant et Bourdieu. En effet, Wacquant précise que le corps du boxeur trouve des solutions « dans le répertoire d’actions et de réactions possibles » (ibid.). Autrement dit, le corps du boxeur en appelle aux schèmes des deux habitus, celui dont il a hérité et celui qui le perturbe, l’« habitus pugilistique » (ibid.) dont on éprouve physiquement les significations corporelles nouvelles sous forme de crampes, courbatures, inflammations, bref : de souffrance physique. La nuance est mince, mais elle suffit à indiquer la limite du caractère unilatéral de la thèse bourdieusienne qui mise sur la prédominance de la logique sociale et des modes de violence symbolique vis-à-vis du physique. Wacquant nous en donne un autre exemple lorsqu’il parle de la reconversion des boxeurs.

6.3 Le boxeur incorpore l’ensemble de son capital spécifique de distinction sociale, c’est-à-dire il utilise son corps comme un moyen d’accumuler des ressources symboliques (gagner des titres prestigieux et se faire un fan club), économiques (argent), culturelles (sortir du milieu défavorisé dont il provient) et sociales (faire carrière dans le sport). Lorsque le boxeur parvient en fin de carrière et doit se reconvertir, les capitaux accumulés ne lui servent plus à rien. Sa reconversion dans un autre champ que celui du sport sera donc très difficile (cf. Wacquant, 1989 : 47), à moins que le boxeur ne développe d’autres stratégies de distinction qui ne correspondront peut-être pas aux données de son habitus, mais qui lui permettront éventuellement de s’adapter à la nouveauté. Dans ce cas de figure, son habitus hérité est alors perturbé, dérangé, dissonant et avec lui, le principe plus général de l’économie de la force psychosociale selon lequel il a vécu jusqu’ici. Tout l’enjeu de l’adaptation du boxeur en fin de carrière réside alors dans sa manière d’être créatif avec cette perturbation elle-même. D’agent social, il doit devenir l’acteur de sa vie.

Le retour de l’Akteur

7.1 Nous avons souligné à quel point la traduction allemande de l’« agent » par le terme « Akteur » dissone avec le concept de distinction de Bourdieu. L’« Akteur » évoque un détachement relatif vis-à-vis des déterminations sociales accumulées au cours de sa trajectoire sociale, pouvant mener à des reprogrammations de l’habitus. C’est pourtant bien ces reprogrammations possibles de l’habitus que Wacquant évoque à propos de la boxe, ouvrant sur la pluralisation des modes d’objectivation/subjectivation au sein de l’espace des déterminations objectives des habitus, et renouant sur le mode de l’« Unterschied » avec l’ouverture de la distinction à ses propres différences. L’espace de la douleur physique en est l’exemple le plus direct et le plus explicite parce que, comme Wacquant l’illustre, elle ne se laisse pas exprimer ni sublimer complètement par et dans l’ordre du symbolique. Un uppercut au foie fait toujours plus mal physiquement que symboliquement. Dès lors, la souffrance physique ne renvoie pas seulement à la fragilité corporelle de l’acteur, mais également à la fragilité des schèmes de comportements et de pensée acquis tout au long de son parcours social, aux brèches dans les structures de l’habitus primaire et de l’habitus de classe.

7.2 Plus généralement, cette fragilité est sans doute une des raisons liée à l’échec de certains profils psychosociaux qui, placés face à l’impératif de se repositionner socialement, ne parviennent pas à le faire et perdent ainsi jusqu’à la reconnaissance par leur classe de l’habitus qu’ils incarnent. En restant dans le domaine pugilistique, on peut rappeler l’exemple du boxeur Mike Tyson (cf. Baker, Boyd, 1997). Icône de la boxe au milieu des années 80, Tyson devient tristement célèbre pour ses actes de violence répétés à l’extérieur comme à l’intérieur du ring (cf. Heller, 1996 ; on se souvient du 28 juin 1997, lorsque Tyson arrache avec les dents un morceau de l’oreille de son adversaire Evander Holyfield), ses séjours en prison (dès 1992), ses tentatives de suicide (dont la première en 1988), sa banqueroute économique (dénoncée à New York en 2003), le rapt de sa femme. Récemment (septembre 2003), Mike Tyson fut assigné en justice pour s’être battu avec deux fans de Pennsylvanie à qui il avait refusé de signer un autographe après une soirée passée ensemble, symbole d’un habitus dont la dissonance ne trouve plus de résonance, ni de reconnaissance au sein même de ses groupes sociaux d’affiliation et d’affiliés. Les exemples contraires à celui-ci, mais où l’on observe la même logique à l’œuvre, existent également[16].

7.3 Si la spécialisation permet donc l’économie de ses forces psychosociales en sur-investissant un domaine de la vie sociale pour se voir attribuer de jure et donc, en suivant Bourdieu, de re une place dans d’autres champs sociaux (p.ex. faire de son corps un corps de boxeur, un « arme », une « machine » comme nous le dit Wacquant, pour atteindre à la reconnaissance et à l’intégration sociale ; dans d’autres domaines, gagner de l’argent pour prétendre à la culture ou/et au pouvoir politique, etc.), elle a un revers aux conséquences drastiques : ne plus pouvoir diversifier ses ressources, ses capitaux comme le dit Bourdieu, dès lors que le principe qui structurait son existence a atteint ses limites. Il s’agit de donner une autre structure à son existence et, par conséquent, il est difficile pour ne pas dire impossible de revenir à un principe d’économie de ses forces en revendiquant un habitus caduc, c’est-à-dire incapable de légitimer la position sociale occupée. En rassemblant son potentiel d’existence sociale sur un principe explicatif de sa présence dans l’espace social, chez Bourdieu le principe général de distinction/prétention, l’économie de la force réalisée est de fait menacée de s’écrouler au moindre changement de situation. La position tenue devient d’autant plus intenable, d’autant plus vulnérable, l’habitus d’autant plus susceptible de dissoner, voire de dysfonctionner. La distinction ne parvient plus à faire la différence, ni à différencier. Elle est désormais indifférente.

Conclusion

8.1 La traduction particulière des termes principaux qui se lient directement au concept de distinction, à savoir le corps (Leib) et l’agent (Akteur), et la traduction du concept de distinction lui-même (Unterschied) nous a incité à réinterroger leur signification dans l’œuvre originale du sociologue français. En choisissant le prisme du corps, en particulier de la souffrance physique, le socle matériel des pratiques distinctives dont Bourdieu parle, nous constatons que la distinction ne parvient pas à intégrer ce que la sémantique allemande suggère pourtant, à savoir sa différenciation immanente. Pour quelle raison ? Parce que Bourdieu utilise à travers son concept de distinction un principe unidimensionnel de description et d’explication du développement des pratiques sociales, la relation. La sociologie de Bourdieu est même plus que relationnelle, elle est relationniste (Papilloud, 2003). Lahire précise le sens de cette expression, rappelant que Bourdieu « […] pose d’emblée comme allant de soi l’unité des profils ou des habitus culturels individuels. En faisant comme si les multiples pratiques ou préférences d’un individu devaient nécessairement s’interpréter en relation les unes avec les autres, elle considère d’emblée que toutes les pratiques ou les préférences d’un individu sont l’expression d’une seule et unique formule génératrice et non les produits différenciés de ‘séries causales’ (cadres socialisateurs notamment) qui peuvent être en partie indépendantes » (Lahire, 2004 : 253).

8.2 La distinction, nous l’avons vu, repose sur une dialectique du pouvoir de l’identité et de la différence. Cette dialectique se retrouve par la suite à tous les niveaux de l’explication sociologique que Bourdieu nous livre (dialectique de la distinction/prétention, de la reconnaissance/méconnaissance, de la domination/soumission, etc.). Elle fait le caractère relationniste du raisonnement sociologique de l’auteur, reconduisant automatiquement en tout les points de l’explication sociologique la référence à un principe de structuration unique et nécessaire à l’homogénéité de cette explication. Autrement dit, parce que la dialectique présuppose l’existence spontanée et le développement automatique de relations fonctionnant sur un mode unique et abstrait, unifiant les pratiques sociales, l’observation et l’analyse que l’on peut en donner, il ne peut pas ne pas y avoir relation. Dès lors, les phénomènes de destruction de relations, ou le développement non spontané/non automatique de relations au principe des hésitations, des dissonances, des dérèglements, des détournements, des réarrangements que peuvent illustrer les situations de souffrance physique ne s’expliquent qu’en dehors de ce présupposé relationniste. Il s’agit dès lors de se demander ce qui est concrètement fait pour faire du lien, et donc pour réinventer de l’existence sociale.

8.3 Cette critique ne concerne pas la seule sociologie de Bourdieu. Elle remet profondément en question l’idée que la différenciation sociale se développerait sur la base d’un mode de régulation unique. Pour tirer les conséquences aussi bien scientifiques que politiques de cette critique, il faut alors supposer que la différenciation sociale n’est pas cette origine dont part le raisonnement sociologique comme les professionnels de la discipline ont pu le croire. Car en effet, pour décrire les divers modes possibles de différence et de différenciation que le développement des pratiques sociales reflète, il faut comprendre comment tel type de différenciation sociale, tel schème de distinction s’est mis en place. Ceci n’est possible que sur la base d’un examen de la fabrication et de la destruction des liens[17], qui trouve son issue dans une théorie générale de la régulation des rapports sociaux.


Notes

1Lorsque nous citons la traduction allemande des ouvrages de Bourdieu, nous donnons à la suite de la référence bibliographique allemande la référence correspondante dans l’œuvre française (sur le mode usuel suivant: auteur, date : page).

2Bourdieu revendique explicitement la thématique de la souffrance dès le début des années 1990 (cf. ARSS, 1991). La souffrance devient synonyme de « la misère, le malaise ou le ressentiment social » (Bourdieu, Wacquant, 1996 : 236) dont Bourdieu donne le diagnostic théorique et empirique notamment à partir de l’étude du système scolaire français.

3Par conséquent, c’est simplifier abusivement le propos de l’auteur que de dire comme Lock : « Basé sur une reformulation du concept d’habitus de Mauss, la théorie de Bourdieu était explicitement fondée sur la répétition des pratiques corporelles mondaines inconscientes » (Lock, 1993: 137). Le corps n’est jamais ce récipient vide que la société remplit, et si on lit Bourdieu de cette manière, alors on confond déterminisme strict et probabilisme. Le corps est bien plutôt à la croisée des chemins entre les dispositions acquises de l’habitus et les positions à prendre dans les différents champs de l’espace social où les habitus se différencient.

4Krais l’a récemment souligné : « En Allemagne, Pierre Bourdieu est surtout devenu célèbre avec Die feinen Unterschiede (1982), étude montrant que la vie quotidienne et le goût des individus sont profondément marqués par leur situation de classe » (Krais, 2004 : 171).

5Krais aura rappelé à juste titre que l’on s’est même à ce point focalisé sur le concept de distinction de Bourdieu que l’on en a presque oublié les autres facettes de son œuvre ainsi que leur évolution : « Que l’on ait considéré les ‘Feinen Unterschiede’ comme le chef d’oeuvre de Bourdieu est d’abord en rapport avec la réception de Bourdieu ici [en Allemagne ; CP]. Il n’y a pourtant pas un seul ouvrage de Bourdieu qui puisse être considéré comme son ‘chef d’œuvre’ dans la mesure où sa sociologie de la pratique sociale se développe déjà de façon ample et différentielle dès ses premiers travaux et en rapport à différentes enquêtes empiriques et réflexions théoriques. La contribution de Bourdieu tout comme les frontières de sa sociologie se montrent lorsque l’on considère son oeuvre dans son entier » (Krais, 2002: 84-85, note 3).

6Ce n’est que très récemment que l’on voit apparaître plus de travaux allemands sur le pouvoir chez Bourdieu, comme par exemples les contributions de Bittlingmeyer et al. (Bittlingmeyer et al., 2002) et Dölling (cf. Dölling, 2004 : 74-90).

7Cf. le travail de Jurt en est un bon exemple récent (cf. Jurt, 2003 : 97-115).

8C’est à cette époque que l’on commence à traduire les travaux plus politisés de Bourdieu (cf. p.ex. Bourdieu, 1991 ; 1992).

9Cf. Honneth, Le Monde du 05.02.2002.

10Cf. Habermas, Frankfurter Rundschau du 24.01.2002.

11Cette phénoménologie de l’expérience sensible s’est renouvelée continuellement en Allemagne depuis les années 1980 autour des travaux de Waldenfels (cf. p.ex. Waldenfels, 2000) dont l’écho sur la scène de la recherche allemande est important. Les travaux de Waldenfels et des phénoménologues du corps qui s’y affilient sont marqués par une prise en compte importante de la tradition phénoménologique française inspirée de Merleau-Ponty.

12Reconnaissons toutefois dans ce dernier cas que le concept d’« Unterschied » reste dans la ligne générale de la distinction telle que Bourdieu la pense, à la différence des deux cas précédents. Enfin, mentionnons que l’on trouve des exemples d’erreurs de traduction qui ne doivent en revanche rien à la culture, ainsi que le relève d’ailleurs Krais (cf. Krais, 2002 : 84-85 ; 2004 : 176-177). C’est le cas de la traduction de « sens pratique » rendue par « sozialer Sinn », c’est-à-dire sens social, ou du pluriel d’habitus rendu par « Habitusformen ».

13Defrance aura inauguré cette recherche par son histoire sociale de la gymnastique (cf. Defrance, 1976 : 22-46)

14Bourdieu en donne un exemple en ce qui concerne les pratiques sportives des groupes sociaux aisés : « Tous les traits qu’aperçoit et apprécie le goût dominant se trouvent réunis par des sports comme le golf, le tennis, le yachting, l’équitation (ou le jumping), le ski [...], l’escrime : pratiqué en dés lieux réservés et séparés (clubs privés), à des moments de son choix, seul ou avec des partenaires choisis [...], au prix d’une dépense corporelle relativement réduite et en tout cas librement déterminée mais d’un investissement relativement important – et d’autant plus rentable qu’il est plus précoce – en temps et en efforts d’apprentissage spécifique (ce qui les rend relativement indépendants des variations du capital corporel et de son déclin avec l’âge), ils ne donnent lieu qu’à des compétitions hautement ritualisées et régies, au-delà des règlements, par les lois non-écrites du fair-play » (Bourdieu, 1998a: 345 ; 1979 : 239). A l’inverse, les groupes sociaux moins aisés auront tendance à se tourner vers des pratiques sportives où leur habitus trouve son expression légitime et légitimée, typiquement le football, la boxe, etc.

15Bourdieu ne parle que très peu de boxe. Il souligne, comme il le fait à propos du football, que la boxe fut un sport d’aristocrate avant de devenir un sport populaire. Quant à la boxe comme pratique sportive, Bourdieu y voit l’expression d’une ascèse corporelle, d’une endurance à la souffrance physique comme condition d’une carrière sociale possible dans le monde pugilistique.

16En dehors du domaine des pratiques sportives, Lahire en donne quelques illustrations en disant que les « Intellectuels, artistes, producteurs culturels plus généralement ont […] des goûts et habitudes culturels hautement légitimes dans de nombreux domaines, mais peuvent aussi faire preuve d’audace, c’est-à-dire de démonstration de leur force symbolique, en constituant comme esthétiques des produits de masse ou des genres populaires » (Lahire, 2004 : 253).

17Rappelons également, au risque de ne pas paraître très à la mode, que ce programme n’a rien de fondamentalement nouveau. L’idée de lier fabrication ou destruction des liens sociaux et régulation de ce liens sociaux est au cœur du programme post-durkheimien esquissé par Marcel Mauss dans on Essai sur le don (cf. Mauss, 1950 : 145-279), et avant lui, par Robert Hertz dans sa Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort (cf. Hertz, 1907 : 48-137).


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